L'Inventaire général du Patrimoine Culturel

De l’eau au moulin

Les cuves de charge des moulins à farine à roue horizontale

en Haute-Provence

 

Par Géraud Buffa, conservateur en chef du patrimoine, janvier 2018  

Frédéric Pauvarel photographe (sauf mention contraire)

 Les meules du moulin d'Entrevaux

À gauche, présentation schématique de la différence de fonctionnement entre un moulin à roue horizontale et un moulin à roue verticale ; à droite une des deux roues du moulin de Thorame-Haute

 

Lors de l’enquête menée par le service de l’Inventaire général de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur dans le Pays Asses, Verdon, Vaïre, Var [1], l’étude des moulins a fait ressortir la présence d’un équipement très visible quoique polymorphe et difficile à caractériser. Dans cette zone géographique où la totalité des moulins, avant la seconde moitié du 19e siècle, était équipée de roues hydrauliques horizontales [2], il n’était pas rare d’observer juste en amont du bâtiment une grande cuve verticale en maçonnerie ayant l’apparence d’une tour circulaire ouverte à l’air libre à son sommet. Sa présence n’avait rien de systématique, et sa fonction ne sautait pas aux yeux. Elle servait de réceptacle à l’eau fournie par le canal d’amenée et occupait l’emplacement de la chute d’eau. S’agissait-il d’un réservoir ? D’un organe de régulation du débit ? Ou bien fallait-il imaginer une autre raison d’être à ces étranges constructions ?

Il est assez vite apparu que ces moulins appartenaient à la famille des moulins arubah, dont l’étude dans l’ensemble du bassin méditerranéen a permis de localiser de nombreux exemples attestés depuis l’Antiquité [3]. Le terme arubah renvoie au type d’aménagement de la chute d’eau. En lui donnant la forme d’une large colonne d’eau verticale, on assure la mise en pression du canal. L’eau atteint ensuite la roue grâce à une conduite forcée de deux ou trois mètres de longueur dont la dernière partie, le canon, est généralement en bois et sert à augmenter la vitesse de l’eau sous pression grâce à sa section qui va en se réduisant. L’eau est ainsi projetée avec force et précision sur les pales de la roue. En confrontant les données fournies par les archives et les observations de terrain, notamment dans le territoire du Pays Asses, Verdon, Vaïre, Var, il a été possible de mettre en avant la forte concentration jusqu’ici méconnue de ces cuves en Haute-Provence et en Provence orientale et d’essayer de mieux comprendre leur fonctionnement.

Les limites de la documentation existante en Provence

Les moulins possédant une haute cuve verticale cylindrique s’observent dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Certains sites sont particulièrement spectaculaires et bénéficient d’une relative visibilité, comme les moulins de Huebro, commune de Nijar, dans la province d’Almeria en Espagne. Ils sont caractéristiques des installations imaginées pour faire tourner une roue lorsqu’on dispose d’une chute importante mais d’un faible débit, et sont donc particulièrement présents dans les zones de moyenne montagne aride du pourtour méditerranéen.

 

Les cuves des moulins de Huebro [4].

 

À l’échelle de la Provence, cet équipement a connu une importante diffusion mais reste encore très peu documenté. La thèse d’Henri Amouric [5] pour la Basse-Provence occidentale mentionne les moulins équipés de « puits » comme une des deux variantes existantes pour la mise en œuvre des systèmes hydrauliques des moulins à roue horizontale. Elle cite quelques cas dans les Bouches-du-Rhône, à Jouques, Géménos et Mimet, et précise que cette colonne d’eau est un outil de régulation qui permet d’une part d’économiser l’eau et de l’autre de limiter l’impact des variations du volume d’eau que le canal d’amenée conduit au moulin.

L’emploi du terme puits s’explique aisément, tant l’apparence de ces colonnes d’eau, lorsqu’elles sont construites dans le sol, se rapproche de celle d’un puits. Il est repris par plusieurs auteurs. Les sites repérés dans le département du Var sont là encore assez peu nombreux. Il faut dire que les moulins à roue horizontale se rencontrent en plus grand nombre dans les zones au relief accidenté. Ajoutons que bien souvent les moulins ont été modernisés au 19e siècle. L’installation de grandes roues verticales a entraîné la disparition de l’ensemble du dispositif mettant auparavant en mouvement les roues horizontales. De tels exemples, comme celui du Bon Pasteur à Draguignan, se rencontrent fréquemment. Mais en l’absence d’inventaire systématique dans cette aire géographie, il est impossible de tirer plus de conclusions. Il faut en fait s’intéresser aux zones plus « montagneuses » du Haut-Var pour en observer davantage, même si ces moulins sont bien souvent largement ruinés. Citons ceux d’Aiguine ou de Bargème. Ce dernier présente une variation du modèle dominant : la cuve, en belles pierres de taille, n’est pas circulaire mais allongée. Son plan rectangulaire a des angles arrondis. Dans le département des Alpes-Maritimes, les exemples connus sont beaucoup plus nombreux. Plusieurs facteurs expliquent cette différence. La Provence orientale (vigueries de Grasse, Draguignan et Saint-Paul) a concentré, sous l’Ancien Régime, une très grande part de l’infrastructure de la meunerie provençale. Le relief y est plus marqué et l’eau moins rare. Cette différence reflète probablement aussi l’état de la documentation disponible. Quelques exemples spécifiques permettent de mieux appréhender la diversité des emplois et des mises en œuvre de ces cuves.

La papeterie du Bar-sur-Loup, qui a toujours trois de ses quatre anciennes cuves, attachée chacune à une roue, montre que ces dispositifs n’étaient pas réservés aux petits moulins à farine ou à huile. Les quatre cuves étaient alimentées par le même canal d’amenée qui se divisait en autant de branches à l’approche de l’usine. Leur alignement le long du bâtiment est d’autant plus visible qu’elles ne sont qu’à moitié enterrées. Contre l’élévation amont de la papeterie se dressent ainsi des massifs maçonnés circulaires assez imposants.

 

 

La papeterie du Bar-sur-Loup

 

À Villars-sur-Var, la cuve du moulin à farine est particulièrement spectaculaire en raison de sa hauteur. Le premier moulin du quartier des moulins, qui a vu naître plusieurs petits équipements, moulin à farine, à huile, scierie, est en effet doté d’une cuve atteignant 16 m de hauteur. Bâtie en moellons de calcaire, son enveloppe circulaire va en s'épaississant vers le bas pour des raisons structurelles. Elle est renforcée d'éléments maçonnés de plan carré à sa base. Son diamètre extérieur, en parties hautes, est de 2,5 m, pour 4,4 m de côté en parties basses.    

 

La cuve de Villars-sur-Var

Citons enfin le cas de Grasse, où ont fleuri depuis le Moyen Âge des dizaines de moulins [6]. Le développement de l’industrie oléicole, dans la seconde moitié du 18e siècle, accompagne celui de la parfumerie, et augmente encore le nombre des moulins. Jusqu’au milieu du 19e siècle, ces derniers sont massivement modernisés et agrandis, étant équipés de manière systématique de roues verticales. On observe pourtant de nombreuses traces des installations hydrauliques précédentes et un nombre significatif de ces vestiges témoignent de la présence des cuves cylindriques des anciens systèmes à roue horizontale. Ces cuves, à Grasse, étaient assez larges, souvent plus de deux mètres de diamètre intérieur, et leurs vestiges sont très peu haut. Leur enfouissement complet et leur état de conservation très partiel ne permettent pas de les décrire avec précision.

 

Les cuves des moulins à farine du Pays Asses, Verdon, Vaïre, Var

L’enquête conduite dans le Pays Asses, Verdon, Vaïre, Var a un double mérite pour documenter ces cuves : elle concerne un territoire d’où la roue verticale est absente jusqu’au 19e siècle et où l’ensemble des moulins ayant laissé une trace archéologique a pu être observé systématiquement. Les moulins y sont très variés (moulins à foulon, à plâtre, à huile, scieries…) mais l’immense majorité du corpus est constituée de moulins à farine [7]. En se cantonnant à ces derniers, [8] on obtient un ensemble de 82 moulins pour un territoire qui compte à l’heure actuelle 41 communes [9]. Ces cuves n’ont été observées sur le terrain que pour 17 de ces moulins, soit à peine 15 % du corpus repéré. Elles se trouvent surtout dans la moitié sud du Pays. Seulement deux cuves ont été rencontrées dans sa moitié nord (à Ondres, commune de Thorame-Haute, et à Tartonne), ce qui confirme qu’il faut les associer à des zones de moyenne montagne au réseau hydrographique insuffisant.

 

Localisation des moulins à farine et des cuves de charge, Pays Asses, Verdon, Vaïre, Var [10].

 

Les cuves peuvent être associées à un grand réservoir [11], mais cela n’a rien de systématique. Ces réservoirs servent à garantir la régularité du débit de l’eau dans le moulin et à assurer son fonctionnement pendant un laps de temps donné, dans le cas où la rivière sur laquelle se fait la prise d’eau est insuffisamment régulière ou abondante. Faute d’entretien, nombre de ces réservoirs sont très difficilement perceptibles sur le terrain. Bien souvent, ils consistent en un élargissement du canal creusé dans le sol. Leur extrémité et généralement un côté sont formés par une digue en terre talutée. La vanne est parfois insérée dans une portion de digue maçonnée. Au moulin de Suyet à Saint-Pierre, la retenue est formée par un mur en moellons aux proportions assez importantes : une quinzaine de mètres de longueur pour environ deux mètres de hauteur. Il ne semble pas y avoir de lien entre l’existence de ces réservoirs et la présence d’une cuve. Un moulin peut ainsi être équipé d’un réservoir sans avoir de cuve, et inversement. Il est assez difficile d’établir une typologie des cuves. Le corpus, tout d’abord, est trop restreint. Leur état de conservation, ensuite, est par trop inégal. Il est possible néanmoins de formuler quelques constats.

Les cuves sont en général à moitié enterrées, et sont donc observables en élévation pour une bonne part de leur hauteur. Le moulin est ainsi dominé par une construction dont l’apparence de tour ou de cheminée plus ou moins circulaire ne va pas sans poser d’importants problèmes de structure. Ces cuves pouvaient en effet être assez « fragiles » malgré leur caractère très massif (leur maçonnerie atteint en général 1 à 1, 5 m d’épaisseur, mesurée à leur sommet).

Au Grand-Cheinet, commune de La Rochette, le moulin construit au 19e siècle étant implanté dans une zone de pente assez faible, la cuve est très largement en élévation. Sa maçonnerie, renforcée de cerclages métalliques, a adopté un profil taluté. Elle est enserrée dans d’importants ajouts de maçonnerie en parties basses, ce qui montre bien que la pression appliquée par la colonne d’eau n’était pas toujours facile à contenir.

 

Le moulin du Grand-Cheinet (La Rochette) en 2009

 

Cette faiblesse structurelle des parties en élévation explique que de nombreuses cuves soient très largement ruinées, comme celle du moulin du Champ, à Val-de-Chalvagne, celle de Hyège, à Moriez, ou celle du moulin Saint-Joseph à Saint-Pierre. Il arrive, comme à Entrevaux ou à Blieux, que la cuve soit « prise » dans un massif maçonné plus vaste dominant l’ensemble du moulin, et que sa circularité soit ainsi dissimulée.

 

Moulin de Blieux

 

Les cuves sont construites en maçonnerie de moellons, à l’exception de celle des moulins de Blieux et probablement aussi celle de Carajuan, construites en pierres de taille [12]. Ce dernier moulin, situé dans la commune de Rougon, est ruiné. Sa cuve est quasiment intégralement comblée : seul un couronnement en pierres affleure du sol.

Cuve en pierres de taille du moulin de Blieux

 

Leur hauteur est comprise entre 5 et 7 m, pour un diamètre intérieur compris entre 0,8 et 1 ,5 m. Leur volume intérieur est en fait très légèrement tronconique. Le diamètre de la colonne d’eau en parties hautes est en général légèrement supérieur à 1 m, tandis qu’il se réduit à un peu moins de 1 m en parties basses. Il n’a que rarement été possible de mesurer précisément le diamètre intérieur au fond de la cuve. Celui-ci a donc dû être estimé de visu. Seuls les deux moulins de Saint-Pierre ne montrent aucune inclinaison des parois de leurs cuves qui sont donc parfaitement cylindriques [13].

 

Moulin de Soleilhas

 

 

Moulin de Suyet à Saint-Pierre

 

L’observation de cette disposition particulière, qui ne semble pas avoir été faite dans les différentes études archéologiques sur les moulins arubah, montre un développement particulièrement abouti de la cuve. Non seulement on utilise la verticalité de la colonne d’eau pour créer une pression et un système de conduite forcée, mais on l’utilise également pour augmenter la vitesse de l’eau. En réduisant progressivement sa section on étend à l’ensemble de la cuve le principe de l’accélérateur, le « canon », qui se trouve juste au-dessus de la roue. On a même observé un cas où ce principe est également appliqué à la conduite forcée, au Grand-Cheinet. Sa section se réduit fortement entre le bas de la cuve et la roue. Ce cas n’était du reste peut-être pas si unique. Les conduites forcées n’ont que rarement pu être observées dans leur état d’origine. Plus ou moins inclinées, elles étaient creusées dans la roche ou maçonnées selon l’environnement dans lequel était établi le moulin. Mais elles sont aujourd’hui le plus souvent ruinées, cachées par le canon, comblées de terre ou remplacées par une conduite en fonte ou en béton.  

À gauche la conduite forcée du moulin du Grand-Cheinet, à droite le canon du moulin de Blieux

 

La chambre hydraulique du moulin de Saint-Joseph à Saint-Pierre. La roue et le canon ont disparu.

 

Les cuves de mise en pression observées lors de l’enquête :

Référence Mérimée

commune

Cuve figurée par le cadastre napoléonien

Réservoir formé par une digue figuré par le cadastre napoléonien

Dimensions de la cuve cylindrique

IA04001097

Allons

non

oui

Cuve reconstruite fin 20e siècle

IA04001489

Annot (Rouaine)

oui

non

Hauteur de chute : environ 5 m

IA04001095

Barrême

oui

non

Dimensions non prises

IA04001147

Blieux

oui

non

Hauteur de chute : 7 m
Hauteur de la cuve : 5,6 m
Diamètre supérieur de la cuve : 1,4 m
Diamètre inférieur de la cuve : non mesuré

IA04000661

Clumanc

non

non

Dimensions non prises

IA04000809

Entrevaux

non

non

Hauteur de chute = 6,5 m

RA04000042

La Garde

oui

non

Hauteur de chute : 7,35 m (archives)
Hauteur cuve : environ 5 m
Diamètre supérieur cuve : 1,25 m
Diamètre inférieur cuve : environ 1 m

IA04001488

La Rochette

moulin postérieur au cadastre

moulin postérieur au cadastre

Hauteur de chute : 8,5 m
Hauteur de la cuve : 7 m
Diamètre supérieur de la cuve : 1,1 m
Diamètre inférieur de la cuve : 0,9 m

IA04000946

Moriez (Hyège)

non

oui

Dimensions non prises (cuve ruinée)

RA04000048

Moriez

oui

oui

Dimensions non prises

RA04000068

Rougon (Carajuan)

moulin postérieur au cadastre

moulin postérieur au cadastre

ruinée

IA04000158

Soleilhas

non

non

Hauteur de chute : 8,5 m
Hauteur de la cuve : 7 m
Diamètre supérieur de la cuve : 1 m
Diamètre inférieur de la cuve : environ 0,8 m

RA04000056

Tartonne

oui

oui

Dimensions non prises

IA04002100

Thorame-Haute

moulin postérieur au cadastre

moulin postérieur au cadastre

Dimensions non prises

IA04001536

Saint-Pierre
(Suyet)

incertitude

oui

Hauteur de chute : 7 m
Diamètre cuve : 1,5 m (base de la cuve comblée)

IA04001535

Saint-Pierre
(Saint-Joseph)

non

non

Hauteur de chute approximative (moulin ruiné) : 6,5 m
Diamètre supérieur de la cuve : 1,6 m (base de la cuve comblée)

RA04000064

Val-de-Chalvagne

non

oui

Hauteur de chute : environ 6 m (cuve ruinée)

 

Les archives apportent naturellement de précieuses informations complémentaires et donnent, ponctuellement, une perspective historique à ces observations. Leur exploitation reste cependant encore limitée à l’échelle du Pays Asses, Verdon, Vaïre, Var. Ainsi, les relevés du cadastre napoléonien ne permettent pas de tirer de conclusion. Sur les dix-sept cuves repérées, trois concernent des moulins qui sont postérieurs au cadastre, et seulement six sont figurées par le relevé dont quatre sont associées à un réservoir. Mais on ne peut être sûr que les géomètres chargés de dresser les relevés du cadastre ont systématiquement adopté les mêmes manières de faire et certains moulins équipés d’une cuve cylindrique ont pu être représentés sans qu’elle apparaisse. Malgré cette incertitude, on constate que ce type d’installation a connu un modeste développement depuis l’époque du cadastre napoléonien. Sur les treize moulins à farine construits après le cadastre dans le Pays Asse, Verdon, Vaïre, Var, on l’a vu, trois seulement ont fait appel à une cuve. Pour les dix autres, à peu près la moitié est équipée d’une roue verticale, et l’autre moitié est aménagée sans cuve (sauf si ces dernières n’ont laissé absolument aucune trace, ce qui paraît très peu probable).

Les archives plus anciennes indiquent tout d’abord que des cuves antérieures au 19e siècle ont pu exister sans avoir laissé de trace. Les délibérations des communautés et les inventaires révolutionnaires fournissent des éléments fort intéressants, mais il n’a malheureusement pas été possible de les dépouiller systématiquement pour tout le territoire. Ainsi, sont signalés « les moulins et tines » de la communauté de La Rochette alors qu’on ne trouve pas trace de cuves de nos jours dans les vestiges de ces moulins [14].

Les cuves sont désignées par les termes de tine ou de tineau, (du latin tina, « la cuve »). Toutes les mentions parlent de cuves en bois, ce qui explique qu’un grand nombre d’entre elles a pu ne laisser aucune trace. On sait par exemple que celle de La Garde, aujourd’hui en maçonnerie, était à l’origine en bois [15]. Dans l’extrémité sud-ouest du Pays, on n’a trouvé de trace de cuve ni au moulin de Rougon, ni à celui de Châteauneuf.

Pourtant, l’inventaire de la seigneurie de Rougon en 1790 indique que la tine du moulin était en pin, et qu'elle mesurait un peu plus de 5 m de hauteur pour un peu plus de 1 m de diamètre. L’estimation de ce même moulin, du 27 novembre 1790, mentionne « la tinne ou cuve, de bois de pin, fort usée, longue de vingt-deux pans ayant trois pieds de diamètre a son embouchure et diminuant par gradation estimée septante deux livres [16]». Et les délibérations communales de Châteauneuf mentionnent la vente du bois de la tine le 13 juin 1790 [17].

Il faudrait naturellement trouver d’autres occurrences anciennes pour aboutir à des conclusions. Mais il paraît fort probable que ces cuves, à l’origine en bois, aient été beaucoup plus largement répandues dans cette aire géographique que ce que l’observation in situ peut laisser penser. Et qu’elles devaient être régulièrement remplacées. En ce qui concerne la chronologie, les plus anciennes mentions relevées à ce jour appartiennent au 18e siècle.

On notera particulièrement le cas de Rougon, dont la cuve est déjà tronconique au moment de la Révolution. Enfin, il faut signaler que l’enquête de Leopardo indique la présence à Castellane, en 1333, d’un moulin à cuve. Contrairement à ce qu’expose la récente édition de cette enquête [18], ce molendinum ad tinam est très probablement un moulin arubah, et non ce qu’on entend généralement par un moulin à cuve [19]. Cette précision est le signe de la rareté ou de la nouveauté de ce dispositif, en tout cas de sa valeur pécuniaire, qui conduit à distinguer ce moulin dans le rapport de l’enquête. Si cette hypothèse se vérifie, la période de diffusion des cuves de charge dans cette partie de la Provence va au moins de la fin du Moyen Âge au 19e siècle.

 

En guise de conclusion, on reviendra sur les termes employés pour désigner ces cuves. L’appellation « cuve de charge » retenue ici a été reprise de la plume d’un ingénieur des Ponts et Chaussées, Castagnol, qui est intervenu en 1858 dans des travaux au moulin de La Garde. La complexité technique de ce dispositif a entraîné une grande variété de désignations. Le mot puits, assez courant, paraît pourtant peu adapté, tout comme la tine des archives d’Ancien Régime, qui renvoie surtout à la notion de réservoir. On a aussi rencontré le terme de colonne d’eau, et employé celui de cuve de mise en pression. La formule de Castagnol est finalement celle qui a paru la plus pertinente. Car ces colonnes d’eau n’ont absolument pas été pensées pour servir de réserve : contrairement aux retenues aménagées grâce à une digue en amont des moulins, elles n’ont pas pour objectif principal d’accumuler de l’eau pour garantir la rotation de la roue pendant un laps de temps donné. Il s’agit bien de cuves de mise en pression, dont la raison d’être est d’augmenter la force du flux qui est projeté sur les pales de la roue horizontale en exploitant au mieux la hauteur de la chute quand le débit est insuffisant. C’est ce qui explique que leur contenance puisse être assez faible, de 5 à 10 mètres cubes environ, et que leur volume soit le plus souvent tronconique.

[1 Le Pays Asses, Verdon, Vaïre, Var constitue le quart sud-est du département des Alpes-de-Haute-Provence. D’une superficie de 1718 km², il compte 41 communes. L’ensemble des notices concernant cette étude et chacun des moulins étudiés est consultable en ligne : https://dossiersinventaire.maregionsud.fr/gertrude-diffusion/
[2]  Les moulins à roue horizontale présentent des caractéristiques qui les distinguent nettement des moulins à roue verticale. Utilisés pour des topographies et des régimes hydrographiques spécifiques, ils font aussi appel à des mécanismes plus simples, le mouvement de rotation de la roue étant transmis directement aux meules, sans engrenage. En Provence, la chambre hydraulique où se trouve la roue adopte une forme typique : il s’agit d’une étroite pièce voûtée à moitié enterrée qui traverse le bâtiment du moulin. Elle est presque toujours perpendiculaire au pan du toit et s’ouvre à une de ses extrémités pour laisser s’écouler l’eau vers le canal de fuite. Cette ouverture est en général située au pied de l’élévation principale. À l’autre extrémité, une ouverture de petite taille est pratiquée dans le sol pour établir une communication avec le fond de la chute d’eau. C’est là qu’est fixé le « canon » qui projette l’eau sur les cuillères de la roue.

 

[3] Je remercie M. Azéma pour ces précieuses indications à ce sujet. La bibliographie sur les moulins arubah est assez pauvre en langue française. On peut citer AZÉMA, Jean-Pierre, « Les moulins à eau de France. Géographie et typologie », dans : Le Roudet N°2, janvier 2001, 43 pages ; KANAFANI-ZAHAR, Aïda, « Un moulin hydraulique horizontal au Liban : l’exemple du Yunin (La Beqaa) », dans : Technique et Culture, n°15, Janvier-juin 1990 ; ou encore BLANC, Pierre-Marie et GENEQUAND, Denis, « Le développement du moulin hydraulique à roue horizontale à l’époque omeyyade : à propos d’un moulin sur l’aqueduc de Bosra (Syrie du Sud) », dans Syria [En ligne], 84 | 2007, mis en ligne le 01 juillet 2016, consulté le 01 octobre 2016. URL: http://syria.revues.org/372. En langue anglaise, voir The International Molinological Society (TIMS), 9th Transaction, symposium in the technical university of Budapest, Hungary, 2004, 291 p.
[4 Je remercie Pascal Guillermin qui m’a communiqué ces photographies.
[5AMOURIC, Henri. Moulins et meunerie en Basse-Provence occidentale du Moyen-Âge à l'ère industrielle. Thèse de 3ème cycle, Université d'Aix-en-Provence, 1984, quatre volumes, p. 132-133.
[6] Voir également : BENALLOUL, Gabriel et BUFFA, Géraud, Grasse, l’usine à parfums, Lieux dits, 2015, 176 p.
[7Les foulons étaient eux aussi très nombreux, mais ils sont soit totalement ruinés soit transformés en usine de draps ou autre et leur système hydraulique n’est plus en état d’être étudié.
[8Ou aux moulins dont on sait qu’ils ont été au moins à une période donnée des moulins à farine. Les autres types de moulin ne sont pas suffisamment nombreux pour constituer un corpus pertinent. Au moins un d’entre eux, le moulin à plâtre de Castellane, possédait une cuve de charge, mais rien en prouve qu’il ne s’agit pas d’un ancien moulin à farine.
[9Ce territoire comptait 58 communes au moment de la levée du cadastre napoléonien dans la première moitié du 19e siècle.
[10Les points rouges localisent les 17 cuves de charge connues par l’observation sur le terrain ainsi que celles qui ne sont connues que par les archives. Les points noires localisent les moulins dont il existe au moins des vestiges. Certains points, noires ou rouges, sont trop proches pour être distingués à l’échelle du Pays.
[11Sur le relevé des cadastres napoléoniens, on observe que 25 des 83 moulins à farine figurés sont équipés de ces réservoirs. Leur surface varie d’environ 50 à environ 500 mètres carrés. Leur profondeur est difficile à estimer dans la mesure où ceux qu’on peut encore observer sur place sont probablement en partie comblés. On peut malgré tout avancer qu’ils faisaient au moins deux mètres de profondeurs, et ainsi estimer leur contenance minimum à 100 mètres cubes. La contenance des plus grands d’entre eux se comptait en milliers de mètres cubes.
[12L’épaisse couche de concrétion qui recouvre parfois l’intérieur des cuves n’a pas toujours permis de caractériser la maçonnerie.
[13Encore faut-il signaler que la portion du canal qui relie le grand réservoir à la cuve de charge du moulin de Suyet va se rétrécissant assez nettement. Cette disposition assez curieuse est d’autant plus difficile à comprendre que ce canal est ouvert sur le haut, ce qui semble interdire d’imaginer que ce dispositif ait été conçu comme un accélérateur.
[14Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 1 Q 65. Les anciens moulins communaux de La Rochette sont très ruinés. On peut voir dans l’un d’eux les restes d’une roue verticale.
[15Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, S 948. Rapport d'estime des biens de la communauté de La Garde, 29 janvier 1720. Copie du 22 mars 1849.
[16Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 1Q62. Estimation du moulin à farine de Rougon, 27 novembre 1790.
[17Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, Digne-les-Bains : E dépôt 52/6.
[18L'enquête générale de Leopardo da Foligno en Provence centrale, 1332-1333. Édité sous la direction de Thierry Pécout, CTHS, Collection des documents inédits sur l'histoire de France section d'histoire et de philologie des civilisations médiévales, 955 p. 2011. Le molendinum ad tinam de Castellane est défini comme un moulin à cuve dans la note 1646.
[19En français, un moulin à cuve est un moulin à roue horizontale dont la roue à aube, est immergée à l’intérieur d’une cuve circulaire.

 

Crédits illustration :

(c) Région Provence-Alpes-Côte d'Azur - Inventaire général.
Photographies Géraud Buffa sauf :
- les illustrations de la papeterie du Bar-sur-Loup et de Villars-sur-Vars : photographies de Frédéric Pauvarel.
- l’accélérateur maçonné du Grand-Cheinet : photographie de Sarah Bossy.
- Huebro : photographies de Pascal Guillermin.
Les schémas ont été réalisés par Sarah Bossy, sauf celui du moulin de Blieux (Nathalie Pégand).